Le mythe de l’entrepreneur

Make a garage

Au cours d'une interview sur le média Blast, Anthony Galluzzo a partagé les idées de son dernier essai qui remet en question le conservatisme méritocratique et tourne en dérision l'image du génie "self-made" travaillant dans son garage.

Suite à cet entretien, j'ai eu envie de me plonger dans son livre, me rendant compte que j'avais naïvement gobé ce récit marketing depuis de nombreuses années, j'avais même construit un garage pour devenir le prochain Steve Jobs !

Je suis plutôt devenu Bob le bricoleur avec cette expérience, ne faites pas un garage pour devenir un super entrepreneur !

Cet ouvrage met en lumière les entrepreneurs des quatre dernières décennies de la Silicon Valley, en accordant une attention particulière à Steve Jobs, souvent cité comme le maître de l'entubage du storytelling.

Informations sur le livre

Le mythe de l'entrepreneur
Défaire l'imaginaire de la Silicon Valley

Auteur : Anthony Galluzzo

240 pages

Date de publication : 12 janvier 2023

La structure de ce mythe

L'auteur met en lumière divers schémas liés à la représentation publique de l'entrepreneur, soulignant notamment l'importance attribuée à des événements fondateurs tels que la création de l'entreprise dans un garage, perçue comme un exploit individuel isolé des réalités socio-économiques et culturelles.

Il dépeint l'entrepreneur comme un individu exceptionnel capable de modeler le monde et de répondre à ses besoins par sa seule force créatrice, même au détriment de l'existant.

Entrepeneur divin
Ces grands hommes seraient des créateurs partis de rien, des visionnaires capables d’imaginer des innovations révolutionnaires, des génies aux capacités hors du commun. Régulièrement, un même miracle semble se produire : un être d’exception pénètre un marché et le révolutionne. Il y provoque la création destructrice et bouleverse un ordre que l’on croyait immuable.

L'entrepreneur, c'est un peu 50% homme, 50% Dieu, 100% sauveur (je vous laisse trouver la référence)...

L'aspect mystique attribué à l'entrepreneur, capable de prédire l'avenir de manière extraordinaire, est également souligné par l'auteur. Il insiste sur le caractère inspiré de l'entrepreneur, le décrivant comme un leader charismatique doté d'un pouvoir indéniable.

Malgré la glorification de l'entrepreneur individuel, les récits entrepreneuriaux négligent souvent le rôle de l'État dans le succès des entrepreneurs exceptionnels.

Il met en avant l'étroite relation entre l'histoire de la Silicon Valley et celle de l'armée américaine, soulignant l'importance des ressources publiques dans ce contexte.

Le mythe de l'entrepreneur simplifie le processus de création de valeur en conférant à un individu des pouvoirs extraordinaires dans un environnement complexe et interconnecté.

Un être d’exception pénètre un marché et le révolutionne

Un être d'exception

Spoiler alert : cet être exceptionnel... ce n'est pas votre serviteur !

L'auteur analyse la distinction entre l'entrepreneur esthète (incarné par Steve Jobs) et le capitaliste motivé par la cupidité financière (représenté par Bill Gates).

Cette opposition vise à dissimuler le fait que ces deux catégories contribuent au même système d'accumulation, malgré des structures et des fonctionnements d'entreprise différents.

Apple, une PME dans les années 1980, avait une approche souple héritée d'expertises variées, contrairement aux multinationales établies comme Hewlett-Packard ou IBM.

La réussite des "entrepreneurs de génie" dépend en réalité des capitaux hérités, mais la construction médiatique impose une image glorifiée pour attirer les investisseurs.

Les entrepreneurs ne sont donc pas seulement des acteurs industriels, mais aussi des marketeurs façonnant leur réputation pour promouvoir leur marque et leur image.

IBM est un vieux monstre bureaucratique et froid, Apple une jeune libertaire audacieuse et rebelle. Les actions enclenchées par ces protagonistes sont ce qui donne vie à l’intrigue du marché.

L'histoire de ces êtres d’exceptions

Galluzzo remonte le fil de l'histoire pour montrer que le concept de l'entrepreneur-créateur ne trouve pas son origine dans les années 1980, mais remonte au XIXe siècle avec une forte influence des médias.

Les progrès technologiques et économiques de la presse écrite ont permis de captiver le public en personnifiant les bouleversements économiques, comme les scandales des "barons voleurs".

Selon ces médias, le succès entrepreneurial reposait sur le travail acharné du "caractère" et une autodiscipline exemplaire, illustrée par des figures emblématiques comme Benjamin Franklin.

Par la suite, l'accent a été mis sur la "volonté" et la capacité à façonner sa propre destinée, plutôt que de la subir.

Il s’agit désormais de débusquer ce pouvoir qui se cache au fond de l’individu, cette force vitale, ce réservoir d’habileté qui ne demande qu’à s’exprimer. Pour trouver en soi ce mystérieux « quelque chose », il faut cultiver une invincible volonté.

Des petites couacs dans le récit...

L'auteur examine les conséquences concrètes des pratiques de gestion patronale en matière de conflits sociaux et d'organisation du travail à travers deux incidents : la fusillade de grévistes chez Carnegie en 1892 et les suicides chez Foxconn en 2010.

Il souligne que Carnegie continue de porter le poids de l'assassinat de travailleurs américains, étant une entreprise ancrée nationalement, tandis que Steve Jobs a réussi à se dédouaner de sa responsabilité dans les suicides chez Foxconn grâce aux liens complexes de sous-traitance entre Apple et Foxconn, amplifiés par l'éloignement géographique et social entre les États-Unis et les victimes chinoises.

Beuhaaar comme dirait Monsieur Sylvestre...

C'est quoi un entrepreneur 2.0 ?

Super Entrepreneur

L'émergence de l'entrepreneur comme modèle est intrinsèquement liée à l'avènement des politiques néolibérales, qui encouragent les individus à se percevoir comme des entrepreneurs de leur propre vie sur des marchés considérés comme des arbitres de la réussite personnelle.

Dans un environnement supposément égalitaire, ce concept simplifie la complexité de l'économie capitaliste en rassurant les individus sur leur capacité à agir et à contrôler leur destin.

L’entrepreneur est un produit médiatique, une marchandise culturelle élaborée collectivement par un ensemble d’acteurs poursuivant chacun leurs intérêts propres.
Le marché est l’ultime et infaillible opérateur de justice, qui place les méritants à la hauteur de leurs prouesses ; un opérateur démocratique puisque, loin de perpétuer l’hérédité, il révèle et récompense chaque jour de nouveaux créateurs. L’histoire que l’on nous raconte est finalement toujours un conte moral : chacun est comptable de ses réussites et de ses échecs, chacun est à sa place.

Pour ma part, j'étudie la création d'un second garage...

Le récit de l'individualisme et de l'égo

J'ai trouvé cet essai très intéressant. Il réussit à démystifier une idéologie qui est omniprésente dans nos sociétés.

Dans mon domaine professionnel, j'observe qu'on a de plus en plus d'esprit entrepreneurial et de startups qui prétendent révolutionner la vie des gens leur compte en banque.

Je remarque également qu'on a de plus en plus d'entrepreneurs se mettant en scène à travers un récit bien construit, où ils ne vendent pas simplement un produit, mais deviennent le produit lui-même.

Un exemple qui me vient à l'esprit est celui de Justine Hutteau avec sa marque "Transpire" "Respire" :

En 2017, on me détecte une tumeur bénigne à la poitrine, un événement qui me fait prendre conscience de l’importance de prendre soin de moi. Je bouscule mes habitudes de vie: sport, alimentation et produits que j’applique sur ma peau. J’ai cherché une marque de soins pour m’accompagner dans cette nouvelle étape; je ne l’ai pas trouvée alors, entourée d’experts de la peau je l’ai créée.

On est touché (on fait appel à nos émotions) en apprenant qu'elle a surmonté une tumeur... bénigne et a vécu cette expérience comme une révélation divine ! Aurait-elle fabriqué son premier déodorant dans un garage ?

Désolé Justine, je n'ai rien contre toi, c'était juste pour illustrer mon exemple de ce joli storytelling.

Il est vrai que dans l'histoire d'Apple, c'est Steve Jobs qui a occupé le devant de la scène pour le grand public.

Cependant, il est important de rappeler que le succès d'Apple n'est pas seulement dû à Steve Jobs, mais également à des contributeurs tels que Steve Wozniak, les employés, les ingénieurs de la Silicon Valley, l'armée qui a été un investisseur majeur dans l'informatique jusqu'aux années 1980, ainsi que les universités qui ont joué un rôle crucial...

La tendance à attribuer tout le mérite à un individu, tel un messie, pour le succès d'une entreprise, est souvent simplificatrice et éloigne de la réalité collective et complexe des succès industriels.

Et un dernier conseil, ne construisez pas votre garage seule, il est préférable de travailler en équipe !

Bonne lecture !

Quelques extraits

Ces grands hommes seraient des créateurs partis de rien, des visionnaires capables d’imaginer des innovations révolutionnaires, des génies aux capacités hors du commun. Régulièrement, un même miracle semble se produire : un être d’exception pénètre un marché et le révolutionne.
Sa clairvoyance, son extra lucidité font de lui un être hors du commun : Ce qui le mettait dans une classe vraiment à part, c’était sa compréhension des consommateurs, son empathie passionnée pour les clients. Il était capable de transformer leurs besoins – des besoins si profonds qu’ils en ignoraient l’existence – en solutions
L’entrepreneur permet d’ordonner une réalité chaotique en un récit linéaire facilement racontable et intuitivement compréhensible. Il est le fameux héros des quêtes, lancé dans l’aventure et résolvant les problèmes qu’il rencontre sur son chemin. C’est ainsi que les récits consacrés à Steve Jobs racontent par exemple l’émergence d’iTunes : Dans l’industrie musicale, Steve Jobs allait enfin avoir son heure.
La célébration du « génie » de l’entrepreneur est la clef interprétative qui assure aux descriptions apologétiques leur circularité. L’entreprise a prospéré grâce à l’entrepreneur et l’entrepreneur a assuré la prospérité de l’entreprise grâce à son génie. Le « génie » permet d’extraire l’entrepreneur de tout système causal.
Comme l’indique un contemporain, « la Nouvelle Pensée était une religion-pour-devenir-riche rapidement (get-rich-quick religion) », « c’était la raison de son attrait. Aucune discipline rigoureuse ne contraignait le culte des fidèles.
Dans cette vision du monde, la dichotomie fondatrice n’est pas celle opposant les exploiteurs et les exploités, les riches et les pauvres, mais celle séparant ceux qui entreprennent leur vie et ceux qui la subissent, les battants et les autres : Il n’y a que deux sortes d’hommes au monde : ceux qui naviguent et ceux qui dérivent ;
Ce serait une grave erreur pour la communauté que de tirer sur les millionnaires, car ce sont les abeilles qui font le plus de miel et contribuent le plus à la ruche, même après s’être rassasiées.
Munslow, l’auteur de L’Évangile de la richesse a contribué à résoudre la crise hégémonique de l’élite capitaliste en réécrivant l’intrigue qui se joue autour de l’entrepreneur

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Quelques extraits suite

« Énergisés par la communication informatique, nous vivrions, selon ces mythes, une transformation historique de l’expérience humaine qui transcenderait le temps (la fin de l’histoire), l’espace (la fin de la géographie) et le pouvoir (la fin de la politique). » Les prophètes de la cyberélite décrivaient en fait un futur fantasmé à partir de leur propre monde social, un monde fréquenté exclusivement par des informaticiens, des graphistes, des designers et des financiers
Thatcher en Grande-Bretagne et de Ronald Reagan aux États-Unis marque la fin du consensus keynésien d’après-guerre. Un nouveau récit s’impose alors : l’État a tué l’économie ; pour la faire renaître, il faut redonner aux individus une culture de l’entreprise ; promouvoir la responsabilité individuelle, faire redécouvrir la valeur travail et le sens de l’initiative.
Plutôt que de compter sur l’aide publique, l’entrepreneur mobilise ses propres ressources pour échapper à la précarité. Il crée lui-même son emploi, innove, prospère et fait prospérer. Ce nouveau credo a de quoi surprendre : le créateur d’entreprise n’est généralement pas un démuni agissant ex nihilo, mais un individu très inséré, fortement doté en capitaux sociaux et économiques
Le marché est l’ultime et infaillible opérateur de justice, qui place les méritants à la hauteur de leurs prouesses ; un opérateur démocratique puisque, loin de perpétuer l’hérédité, il révèle et récompense chaque jour de nouveaux créateurs. L’histoire que l’on nous raconte est finalement toujours un conte moral : chacun est comptable de ses réussites et de ses échecs, chacun est à sa place.
Musk le petit immigré sud-africain, le nerd touché par le syndrome d’Asperger, l’incompris traumatisé par une enfance violente, le prodige qui aurait appris à coder en BASIC en trois jours et lu toute l’Encyclopædia Britannica avant l’âge de dix ans. Elon Musk incarne le mythe de l’entrepreneur jusqu’à la parodie. Il ne dirige pas une entreprise, mais quatre. Il ne révolutionne pas une industrie, mais plusieurs simultanément. Sa rhétorique eschatologique et ses prétentions techno-prophétiques sont proprement inégalables.

Journal des modifications

01/04/2024

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